Depuis plusieurs années, les découvertes des neurosciences sur le cerveau et ses mécanismes amènent à interroger la meilleure manière d’apprendre et donc la meilleure manière d’enseigner. Du moins dans certains pays anglo-saxons, où l’éducation se base depuis 2000 sur l’EBE (l’Evidence-Based education), c’est-à-dire sur les résultats tangibles de la recherche. En France, où la formation des enseignants à la psychologie de l’enfant reste très théorique, cette démarche est pour le moment portée par des laboratoires de recherche, tels le LaPsyDÉ (Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de l’Enfant), dirigé par Olivier Houdé.
Mais pour comprendre ce que peuvent apporter les neurosciences à l’éducation, il faut d’abord comprendre un peu (mieux) comment fonctionne le cerveau. Éléments de réponse ici, issus notamment de la conférence donnée cette année par Olivier Houdé au Congrès de l’AGEEM*.
Comprendre le fonctionnement du cerveau
« On n’explique jamais à l’enfant comment fonctionne le cerveau alors qu’en fin d’élémentaire, il connait tout de son système digestif ! »
C’est par cette phrase qu’Olivier Houdé, Professeur en Psychologie soulignait en ouverture de sa conférence à l’AGEEM combien nous méconnaissons le cerveau. « Nous », car si son fonctionnement n’est pas expliqué aux enfants à l’école primaire, il ne l’est guère plus dans le secondaire, pas plus que dans les Espe qui forment les enseignants.
Or, comprendre comment fonctionne le cerveau, c’est comprendre comment on apprend, et, tout aussi important, comprendre que l’on apprend tout au long de la vie !
Les stades du développement de Piaget revus par les neurosciences
Jean Piaget, biologiste et psychologue suisse, est le père de la psychologie du développement de l’enfant. Il exhortait déjà dans les années 1960 les maîtres.se.s à prendre en considération la psychologie de l’enfant et son développement cognitif pour adapter leur pédagogie. Pour autant, sa conception du développement de l’intelligence de l’enfant, linéaire et cumulative, est aujourd’hui remise en question par les neurosciences. Selon Piaget, l’enfant franchirait des stades, gravirait des marches comme autant de progrès et d’acquisitions qui lui permettraient d’aller du stade sensori-moteur (de 0 à 2 ans) au stade abstrait. Cette conception, appelée « modèle de l’escalier » est aujourd’hui jugée trop rigide au regard de l’apport des neurosciences.
« L’intelligence, explique Olivier Houdé, avance de façon plutôt biscornue, non-linéaire ».
Prenons par exemple le fameux test sur lequel Piaget appuyait sa théorie de la construction du nombre.
Pour prouver que l’enfant ne construit le concept de nombre qu’à l’âge de 6-7 ans, Piaget mettait face à des enfants deux rangées d’un même nombre de jetons, mais écartés différemment de sorte que les deux rangées n’avaient pas la même longueur. Dans cette situation, le jeune enfant considère, jusqu’à 6-7 ans, qu’il y a plus de jetons dans la plus longue rangée, ce qui révèle selon Piaget que l’enfant d’école maternelle n’a pas encore acquis le concept de nombre. Mais la nouvelle psychologie de l’enfant et les neurosciences ont remis en cause cette « réponse verbale issue d’une erreur d’intuition perceptive » (longueur = nombre).
Et Olivier Houdé évoquait déjà en 2006 des recherches ayant montré que « les enfants réussissent dès 2 ans cette tâche si, par exemple, on remplace les jetons par des nombres inégaux de bonbons. Ils optent en effet pour la rangée qui contient le plus de bonbons, au détriment de l’autre, plus longue. L’émotion et la gourmandise, puisqu’il s’agit alors de manger le plus grand nombre de bonbons, rendent ainsi le jeune enfant « mathématicien » et lui font en quelque sorte sauter la marche ou le stade d’intuition perceptive de J. Piaget. »
Comme le dit encore Olivier Houdé :
« Le cerveau a besoin de l’école, mais il ne l’attend pas pour commencer. Les bébés détectent des événements arithmétiques dès 4/5 mois. »
Pour lui, « l’Éducation nationale conforte une vision linéaire des apprentissages qui n’est pas celle du développement cognitif. »
Un cerveau élastique
Cette remise en cause d’un développement cognitif strictement linéaire est concomitante de la notion de plasticité cérébrale. Il n’y a pas une quantité d’intelligence mesurable qui doit être telle ou telle à un âge donné. D’après une étude, 50 % de la population penserait que l’intelligence est acquise à la naissance. C’est un non-sens scientifique ! L’intelligence se développe, se travaille, se renforce. Il apparaît aujourd’hui indispensable de partager cet éclairage avec les enfants dès le plus jeune âge, ne serait-ce que pour lutter contre le déterminisme, le fatalisme, le découragement des élèves qui se croient « nuls de toutes façons ». (Des générations d’enfants – et notamment de filles – qui pensaient avoir un cerveau « pas fait pour les maths » auraient sans doute tiré profit d’avoir cela en tête !)
Cette plasticité cérébrale de l’enfant, notamment pendant la « décennie magique », cette possibilité de renforcer son cerveau font l’objet du formidable album de vulgarisation scientifique pour les enfants (et les parents !), Ton fantastique cerveau élastique. Dans cet ouvrage, la psychologue JoAnn Deaket invite les enfants à découvrir les neurosciences, l’anatomie et le fonctionnement de leur cerveau.
Au-delà, l’auteure explique aux enfants combien le fait d’apprendre de nouvelles choses va développer les capacités du cerveau. Car plus on apprend, plus on crée de connexions entre les neurones ; ces connexions vont aider à développer le cerveau, le rendant plus élastique. Autrement dit, en apprenant, les enfants vont devenir de véritables « neurosculpteurs » ! Un ouvrage qui est donc également indispensable pour expliquer aux enfants pourquoi on apprend.
Comprendre « l’architecture cognitive »
Depuis la fin du XXe siècle, l’IRM permet de voir ce qui se passe dans le cerveau quand il est en action. Depuis 2000, des enfants d’école primaire participent à des tests qui mettent en évidence le fonctionnement du cerveau. Nous l’avons dit, depuis Piaget, les chercheurs ont mis en évidence, les capacités précoces du bébé, mais ils ont également mis en lumière la variété des stratégies cognitives chez l’enfant et le rôle de l’inhibition. C’est tout l’objet des travaux menés au LaPsyDÉ depuis plusieurs années : montrer comment on apprend, grâce à l’imagerie médicale.
Petit rappel : le cerveau est composé de 2 hémisphères. Chacun possède 6 parties appelées les lobes. Chacune de ces parties sert à diriger une action. Par exemple, le cortex préfontal situé juste derrière le front sert à prendre les bonnes décisions, à réfléchir, à faire attention. Du cortex préfontal il a beaucoup été question lors de la conférence donnée par Olivier Houdé au dernier congrès de l’AGEEM. En effet, Olivier Houdé appelait déjà en 2012 à une « pédagogie du cortex préfontal ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
L’apprentissage, on le sait, consiste en grande partie à intégrer des automatismes (les tables de multiplication par exemple) qui vont permettre de « libérer » le cerveau pour des tâches plus complexes. Or, ces réponses instinctives, ces automatismes appelés les « heuristiques » sont souvent sources d’erreurs. Ce sont par exemple :
- la confusion entre le b et le d, des lettres miroirs (conséquence, précise le site Sciences cognitives, d’un atout cognitif de naissance permettant au bébé d’identifier identiquement un objet ou un visage selon qu’il le voit de la gauche ou de la droite),
- la confusion entre la longueur d’une rangée de pions et le nombre de pions qu’elle contient comme vu dans le test de Piaget
- la difficulté à identifier la supériorité ou l’infériorité de deux fractions (4/7 plus petit que 4/5) ou de deux nombres décimaux. Alors qu’ils apprennent les propriétés des nombres entiers pendant des années, lorsqu’ils abordent les décimaux en CM1 CM, les enfants vont considérer que 1,5 est plus petit que 1,452 puisque 452 est plus grand que 5, explique Grégoire Borst qui travaille avec Oivier Houdé au LaPsyDÉ.
- On peut citer aussi une erreur très courante à l’école primaire consistant à mettre un s à la fin du verbe conjugué dans « Je les manges », le s étant « automatiquement » associé au pluriel repéré dans le pronom « les ».
Il va donc s’agir, explique le site Sciences cognitives, de « trouver un juste équilibre entre les mécanismes automatiques, rapides, confortables, qui guident un très grand nombre de nos tâches (on parlera de système heuristique, qui permet au piéton de traverser un carrefour tout en accordant son attention aux paroles de son compagnon), et les mécanismes rationnels, lents, fatigants, qui assurent le zéro faute ou presque (on parle de système algorithmique qui évite au piéton le rare mais possible accident, car il aura fait attention à toute éventualité, tout en ayant invité son compagnon à différer son bavardage). »
La résistance cognitive
Olivier Houdé a théorisé le principe d’inhibition cognitive, consistant à se dégager du système heuristique pour passer au système algorithmique. Dit comme cela, cela peut paraître un peu ardu. En fait, l’inhibition est l’action de contrôle engagée par le cortex préfontal qui va permettre de résister aux habitudes, aux automatismes, mais également aux distractions, aux interférences afin de s’adapter aux situations complexes (grâce à la flexibilité du cerveau). Dans un entretien accordé à Sciences Humaines en octobre 2012, Olivier Houdé précisait que « le défaut d’inhibition [pouvait] expliquer des difficultés d’apprentissage (erreurs, biais de raisonnement, etc.) et d’adaptation, tant cognitive que sociale. »
En clair, cela signifie qu’il faut avoir conscience de nos automatismes et les dépasser, prendre du recul ; celui de l’analyse et de la réflexion. Cette « résistance cognitive » consiste aussi à inhiber notre égocentrisme inné pour dépasser notre propre point de vue. Exemples très parlants donnés par Olivier Houdé : les écrans, les réseaux sociaux, le GPS plutôt que la carte ; ils renforcent selon le chercheur le système heuristique en ce qu’ils sont centrés sur soi et ne permettent pas d’activer recul et esprit critique.
Olivier Houdé parlait de « pédagogie du cortex préfrontal ». La bonne nouvelle, en effet, c’est que l’inhibition cognitive, cela s’apprend ! Mais pour « se débarrasser de nos heuristiques accumulées », il faut déjà essayer de les repérer. Sur la plateforme collaborative lea.fr, professeurs et chercheurs du LaPsyDÉ dressent une cartographie des heuristiques, autrement dit, identifient les automatismes trompeurs construits par les élèves.
Faire comprendre les mécanismes d’apprentissage aux enfants : les bienfaits de la métacognition
Des pédagogies sont actuellement étudiées qui démontreraient que lorsque les professeurs partagent ces heuristiques avec leur classe, autrement dit quand ils enseignent à leurs élèves comment certains automatismes les conduisent à se tromper systématiquement, les élèves parviennent plus facilement à ne plus commettre ces erreurs.
Pour Stanislas Dehaene, titulaire de la Chaire de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France, président du Conseil scientifique de l’Education nationale, la métacognition, le fait de comprendre comment on apprend -ici de comment on se trompe – rejoint l’un des 4 piliers de l’apprentissage : le retour sur erreur.
Le retour sur erreur, c’est-à-dire le fait de « signaler aux enfants précisément où ils se sont trompés » est en effet essentiel selon le chercheur. Mais s’il est indispensable à l’apprentissage, il a « un effet évaluatif que l’enfant prend pour lui » (« Je me trompe tout le temps, donc je ne suis pas bon en maths »). La métacognition, cette « façon de procéder [consistant à] donner aux apprenants des notions du fonctionnement de leur propre esprit » va donc dédramatiser l’erreur. On comprend bien en effet que le fait de montrer aux élèves qu’un automatisme peut conduire à l’erreur, soit une manière de dédramatiser la faute… et d’apprendre de celle-ci.
« Ils prennent conscience que l’erreur est naturelle et qu’ils vont forcément progresser. »
« La métacognition permet de dissiper certaines idées fausses sur l’apprentissage », poursuit Stanislas Dehaene dans le magazine La recherche. Elle nous enseigne par exemple que la meilleure manière de mémoriser n’est pas de lire et relire, mais d’alterner lectures et tests. De plus, le tutorat par les élèves les plus avancés est aussi bénéfique pour eux que pour les camarades qu’ils aident, etc.
- Tutorat en CM1/CM2 à l’école Sainte Bernadette de Muzillac
Variété des stratégies cognitives, principe d’inhibition, importance de la métacognition… comme l’explique le dossier très complet du magazine La Recherche, « les sciences cognitives apportent une description de plus en plus détaillée des mécanismes de l’apprentissage et des troubles qui leur sont associés ». Elles permettent d’établir des lois générales d’apprentissage, « de valider plusieurs hypothèses sur la meilleure façon d’apprendre à lire, à compter ou raisonner ». Mais l’enjeu est aujourd’hui de réussir à appliquer en classe, à intégrer à sa pratique pédagogique ces découvertes des neurosciences. La formation des professeurs paraît à cet égard plus que jamais déterminante.
>> En savoir plus sur les quatre piliers de l’apprentissage et télécharger notre infographie
Allez hop, on joue à inhiber ses heuristiques !
Nous l’avons dit, apprendre à se débarrasser de ses heuristiques, cela se travaille. Et cela peut même se faire par le jeu ! Petite sélection de nouveautés pour apprendre à son cerveau à ne pas répondre trop vite et à ne pas se faire piéger.
Bazar Bizarre standard : Voici un jeu qui va faire travailler deux mécanismes de pensée à la fois : repérer ce qui est strictement semblable ou repérer ce qui n’est pas représenté. Il faut en effet être le premier à saisir soit la pièce qui apparaît sur la carte si c’est exactement la même (même objet de même couleur), soit celle qui n’a rien en commun (couleur, objet) si la pièce exacte n’y est pas. Un jeu qui pousse à dépasser ses réflexes, à gérer l’impulsivité et fait travailler l’attention visuelle, la déduction, la rapidité et la flexibilité mentale.
Bazar Bizarre junior : Dans cette version pour les plus petits, il faudra être le premier à se saisir d’un ou de plusieurs des personnages représentés sur la carte… s’il est ou s’ils sont exactement identiques. Un excellent moyen de travailler l’attention visuelle, la déduction, la rapidité et la flexibilité mentale.
Cartador : un jeu qui avec ses trois types de consignes (écoute attentive, lecture piégée et défi mémoire de travail) permet de travailler les capacités attentionnelles, la mémoire de travail, la mémoire à long terme et l’inhibition.
FEX- Imperturbables architectes : des tâches doivent être réalisées mais des trouble-fêtes essayent de parasiter l’attention des joueurs. Sauront-ils résister à ces distractions diverses ? Un excellent jeu pour développer la flexibilité cognitive, autrement dit pour apprendre à le cerveau à s’adapter.
Flexinhib : ce matériel professionnel propose plusieurs jeux de cartes qui vont permettre de solliciter la flexibilité mentale, l’inhibition ou la mémoire de travail.
* AGEEM : Association générale des enseignants des écoles et classes maternelles publique.
Sources :
« L’école du cerveau : jeux cognitifs, jeux sociaux et jeux de neurones en maternelle », conférence d’Olivier Houdé, 6 juillet 2018, 91e congrès de l’AGEEM, Nancy
Ton fantastique cerveau élastique, J. Deak, S. Ponce, éditions midi trente
« Ce que la science peut apporter à l’éducation », La recherche, septembre 2018
« Neuropédagogie : pour une pédagogie du cortex préfrontal », entretien avec Olivier Houdé, Sciences humaines, octobre 2012
Mon cerveau, O. Houdé et G. Borst, collection Questions Réponses, Nathan
A (ré)écouter sur le même sujet :
Stanislas Dehaene, le grand entretien de Nicolas Demorand et Léa Salamé, France inter, 4 septembre 2018
La pédagogie vue par les neurosciences, « La tête au carré », France inter, 29 août 2018
Article publié le 8 juillet 2020, modifié le 17 février 2021.